Carmen y Paco – amour, passion et violences (Raymond San Geroteo)

Carmen Flores est née dans le quartier ouvrier de Chamberf au centre de Madrid. Elle était la fille de Gonzalo Flores secrétaire fédéral de la section « techniciens de théâtre » de la UGT. Membre du PSOE, il soutenait Largo Caballero, surnommé le Lénine espagnol (photo 1).

Francisco San Geroteo, appelé Paco, est né dans le quartier sud de Madrid, Puerta de Toledo, au sein d'une famille rurale, pauvre, mais conservatrice. Un oncle financera ses études de médecine inachevées. À 17 ans, il décide de rompre avec sa famille. Il s'installe alors en ville et s'engage aux jeunesses communistes.

Carmen et Paco se rencontrent lors de l'avènement de la Seconde République. Ils ne se quitteront plus. Un premier enfant, Julian, naîtra en 1936. La guerre d'Espagne éclatant, Paco s'engage dans la Guardia de Asalto (photo 2), Unité complémentaire à la Guardia civil jugée alors peu sûre par le gouvernement. Les premières violences vont affecter mes parents à partir du mois d'octobre 1936 quand les bombardements s'abattront sur les madrilènes. Le premier drame les touchera durement. En effet, leur petit Julian va succomber à une affection pulmonaire foudroyante. Médecins et médicaments manquaient cruellement dans la capitale. Deux semaines plus tard, Gonzalo Flores, mon grand-père maternel, surnommé el Abuelo car engagé volontaire à 50 ans pour combattre le fascisme, est tué sur le front del Pardo. Un éclat d'obus lui arracha une partie du visage (photo N°3). Il aura de belles funérailles, tous les partis étaient représentés. Paco sera, lui aussi, blessé à la joue gauche et hospitalisé quelques jours. 

Carmen déprime, elle ne supporte plus cette cascade d'accidents, ni les bombardements journaliers. Au printemps 1937, Paco est muté à Barcelone et le couple s'installe en ville (photo 4). Un deuxième enfant va naître : Gonzalo. Les violences finiront par les atteindre à nouveau. Paco, de mission en mission, se déplaçait fréquemment. Alors que l'ordre de la retraite sonna, Paco demanda à Carmen de partir vers la frontière française avec le petit. Elle ne voulait pas partir seule, elle résista, mais Paco, consigné par son commandement, devait justement participer à l'organisation de la retraite des civils et des militaires. Il lui dira « je te rejoins dès que possible, les Français vont nous recevoir les bras ouverts ». Les responsables politiques étaient déjà en France. Arrivée à Figueres Carmen, sortant du véhicule avec son enfant, qu'elle ne lâchait sous aucun prétexte, alla chercher de l'eau à la fontaine pendant qu'une patrouille de carabiniers contrôlait le véhicule. Quand elle revint, le véhicule avait disparu. Elle se trouvait du coup seule avec son enfant, sans valise, sans couverture et rien pour manger. Il restait pourtant à faire à pied un long parcours pour arriver au Perthus.

Triste et angoissée, elle s'était rapprochée d'un groupe de personnes toutes aussi apeurées qu'elle. Elle marchait,son bébé collé à la poitrine, au sein de ce cortège de la honte dont le seul horizon était la France des Droits de l'homme et leur unique crainte, les bombardements rebelles. Elle arriva à la frontière et, après les contrôles des autorités militaires et sanitaires, elle partit en camion jusqu'au Boulou. Une soirée puis une nuit passée à la gare seront perdues dans l'attente d'un train qui l'amènerait elle ne sait où ! Ne parlant pas un mot de français, elle paniquait. Elle n'arrêtait pas de se poser la même question « mais où est mon Paco, il m'a dit qu'il allait me rejoindre ! » Deux longues journées vont la mener vers l'inconnu. Elle arrive dans une région de France dont elle ignorait même l'existence. Le temps est gris et il fait froid. À peine arrivée à destination, fiévreuse, elle est transportée à l'hôpital de Vitré où elle sera soignée pendant quelques jours par des bonnes sœurs dont une était espagnole. Une fois rétablie, elle dut partir à Rennes pour être internée au camp de Verdun (photo 4), ancienne caserne désaffectée où de nombreuses femmes, enfants et vieillards espagnols étaient confinés. Un certain nombre de ces braves gens sera reconduit en Espagne... Des violences seront au rendez-vous, car tous ne voulaient pas repartir au pays, ils craignaient à juste titre la justice expéditive de Franco.

Paco passa la frontière à Cerbère avec une partie de l'armée. Il sera conduit directement au camp de concentration d'Argelès sur Mer puis, quelques semaines après, à celui de Bram/Montréal dans l'Aude (5). Il arriva via la Croix Rouge à localiser sa Carmen en Bretagne. Il lui écrivit lettres et poésies enflammées (photo 6) car il savait combien la solitude pesait sur sa Carmen. Elle avait du reste envisagé de retourner à Madrid, sa ville bien aimée. Les autorités françaises n'attendaient que cela pour réexpédier en Espagne toutes ces coûteuses bouches à nourrir. Paco lui répondit en lui rappelant combien son retour serait une erreur, car le régime franquiste lui fera payer les engagements antifascistes de son père et de son mari. Elle ignorait alors que son frère aîné végétait déjà en prison pour avoir gardé chez lui le foulard rouge de son père.

Après l'exode et sept mois dans ces deux camps de concentration, Paco avait perdu 25 kg. Bien des tractations seront nécessaires pour qu'il ait l'autorisation de rejoindre son épouse et son gamin à Rennes. Il vendit sa montre pour acheter le titre de transport. La gendarmerie l'attendait à la gare et l'emmena manu militari au camp de Verdun. C'était le premier jeune homme à rejoindre les siens dans ce camp. Il tenta de donner un peu de vie à la précarité ambiante, faite aussi de promiscuité, car dans le bâtiment chaque famille n'était séparée que par des couvertures tendues. Il organisait pour les enfants des tournois de football : l’équipe del huevo contre celui de la pescadilla. L'équipe perdante devait remettre son symbole huevo ou pescadilla au vainqueur.

Malheureusement, les bruits de bottes s'approchaient de nouveau, les allemands occupèrent la zone Nord et la Bretagne. Les Espagnols seront réquisitionnés pour travailler pour l'armée allemande sur différents sites. D'ailleurs, de nombreux bottiers sortiront des camps du

Roussillon pour rejoindre l'arsenal de Rennes où se fabriquaient bottes et ceintures militaires. Fort de l'accord germano-soviétique, les premiers mois furent sans problème pour les exilés espagnols. Mais, la Résistance sous toutes ses formes va engager luttes et sabotages contre l'armée allemande. Les guérilleros espagnols seront très actifs, ils commettront de nombreux attentats et sabotages. Paco, travaillant au centre stratégique de l'aéroport, transmettait chaque fois que possible des informations sur les horaires des trains de marchandises. Les Espagnols vont dès lors devenir la bête noire des polices française et allemande. Ils seront poursuivis. Ces Espagnols avaient pour habitude de se retrouver dans un bar de la vieille ville de Rennes pour discuter, voire s'engueuler, se reprochant ce que parfois ils se reprochent encore de nos jours. Cela ne les empêchait pas de boire un coup ensemble puis de se retrouver le lendemain ou le surlendemain pour de nouveau batailler ! Mais, un jour, sur dénonciation, la police encadra le quartier et arrêta tous les présents.

Mon père et d'autres camarades arrivant à bicyclette remarquèrent à temps la traque policière et repartirent se planquer chez eux. Triste journée, car suite à cette rafle, 65 espagnols partiront dans des camps de concentration et d'extermination allemands. Un tiers seulement de ces hommes reviendra en 1945 très mal en point. Neuf autres guérilleros traqués et arrêtés seront fusillés le 8 juin 1944 au Colombier, dont le commandant Flores. Carmen est de nouveau terrorisée par les bombardements, mais cette fois-ci ce sont les alliés, les auteurs. La ville de Rennes sera très sérieusement touchée. Edmond Hervé, Maire de Rennes, fera ériger en 1987 une stèle en mémoire de ces héros espagnols qu'il admirait tant. De baraque en baraque, 5 autres enfants naîtront dans la région de Rennes... à partir de la libération (photo 7), Carmen et Paco vont enfin couler des jours heureux (photo 8) après 10 années de souffrances. En 1956, après un grave accident qui va l'immobiliser de nombreux mois, Paco, désabusé, craignant pour l'avenir de ses enfants et mesurant combien les démocraties s'accommodaient du franquisme, demande la naturalisation française. Il écrira : l'Espagne républicaine est assassinée.

Carmen et Paco retourneront à Madrid en 1956 alors que les prisons étaient encore pleines de détenus. Je me souviens des retrouvailles avec ma famille, je découvrais enfin à 12 ans des parents que je connaissais sans jamais pourtant les avoir rencontrés. J'affichais aussi une immense joie d'écouter une langue si familière parlée en exil. En fait, je savourais l'Espagne qui coulait dans mes veines. Voyez-vous, une passerelle affective et culturelle avait été entretenue avec l'Espagne via les courriers toujours censurés et les illustrés reçus. Pour moi, ces bandes dessinées étaient de bienvenus outils d'apprentissage de la langue maternelle. L'école de la République française, malgré mes peurs, m'a ensuite tout appris.

Carmen, ma mère fut toujours près de moi et je crois même qu'elle me guidait sans trop m'imposer quoi que ce soit. J'ai appris avec elle à aimer les autres. Paco, mon père, patriarche politique, m'a ouvert la voie de l'engagement, de la responsabilité et du réalisme. Aujourd'hui, ils me manquent encore ! L'oubli serait impardonnable.

Raymond San Geroteo